Assis à l’ombre d’un figuier au sommet de la colline, les bras enserrant ses jambes repliées devant lui, il regardait le pont. Hommes, femmes et animaux s’y croisaient, comme un sablier se vidant et se remplissant en même temps de grains vivants dont le bourdonnement incessant montait jusqu’à lui. Même la nuit, lorsque la vallée parsemée des lueurs des torches et des lampes se faisait reflet du ciel.
Du levant au ponant, il n’y avait aucun autre pont. Il était donc normal que tout le monde s’y pressât. Aussi n’était-ce pas tant ce que l’homme voyait qui arrêtait son attention, mais bien plutôt ce qu’il ne voyait pas : le pont n’enjambait rien ! Il n’y avait sous l’imposante et vieille arche de pierre que le vert tapis de la prairie, duquel émergeaient çà et là quelques arbustes et buissons d’herbes hautes, quelques fleurs jaunes et blanches aussi. Lorsqu’il avait découvert cet insolite et absurde spectacle, sa première réaction, après la stupeur, fut d’interpeller un groupe arrivé après lui au sommet de la colline et qui s’apprêtait à rejoindre lui aussi le pont inutile.
Ses questions les plongèrent dans un embarras presque aussi grand que le sien. Ils ne comprenaient pas, le pont était nécessaire, comment autrement passer de l’autre côté ? C’était bien à cela que servaient tous les ponts !
« De l’autre côté de quoi ? » leur avait-il alors demandé.
Aucun ne voyait la même chose, l’obstacle à franchir était différent pour chacun. Pour l’un c’était une barrière de braises rougeoyantes, pour deux autres un gouffre sans fond, pour un quatrième un fleuve d’acide, pour le dernier des sables mouvants. Qu’aucun ne vît la même chose ne les gênait pas le moins du monde, puisqu’ils s’accordaient sur l’impossibilité de traverser par un autre moyen que le pont.
La perplexité de l’homme n’en fut que plus profonde. Tandis que le groupe s’en allait rejoindre la foule, d’autres questions vinrent lui tournebouler l’esprit en tous sens. Qu’y avait-il là où lui voyait le même tapis vert courant d’un versant à l’autre de la vallée ? D’autres avaient-ils déjà vu la même prairie fleurie ? Étaient-ils morts pour s’être trompés ou, dans le doute, avaient-ils préféré s’abstenir et rejoindre le flux commun ? Comment savoir...
Écartelé entre crainte et curiosité, l’homme s’était assis au pied de l’arbre. Le temps passa. Il voyait toujours la même prairie fleurie, et rien ne put effacer cette vision. Il ne savait pas quoi penser ni faire. Devait-il douter de ses yeux et, comme les autres, emprunter le pont ? Ou allait-il plutôt les croire et oser traverser là où tous s’accordaient à voir un danger mortel ? Sans réponse satisfaisante, l’homme finit par se lever et descendre. Peut-être, de plus près, verrait-il autre chose ?
Rien ne changea. Arrivé à quelques pas de l’obstacle protéiforme, il voyait toujours la même étendue verdoyante jusqu’à la foule de l’autre côté de la vallée.
Tandis que derrière lui vacarme et cohue prenaient leurs habits du soir, il resta planté là deux heures entières, avant de finalement décider d’ignorer le pont et de traverser droit devant. Si son pré fleuri n’était qu’illusion, s’il devait périr, que verrait-il avant de rendre l’âme ? Ou, si au contraire rien ne changeait, si sa vue ne l’avait pas trompé, que verraient les autres, depuis les rives et le pont ? Un homme flottant au-dessus du vide ? Franchissant une coulée de lave, marchant sur les eaux d’un fleuve d’acide ? Ou bien le voir traverser sans dommages suffirait-il à forcer leur perception ? Ceux qui découvriraient alors le vert tapis sur lequel il marcherait tranquillement, oseraient-ils à leur tour ignorer le pont ?
Une seule chose était certaine : rester planté là, au bord du mystère, ne le mènerait nulle part. Alors, tandis que le soleil disparaissait au-delà de l’horizon embrasé, il inspira profondément.
Et il traversa.
© Yves Chéraqui, France
Yves Chéraqui a commencé dans la bande dessinée, avant de passer à une mini série de science fiction, intitulée HISTOIRES VRAIES, dessinée par Ted Benoît et publiée par Casterman. Puis en album par LES HUMANOÏDES ASSOCIÉS. Succès critique en province et frilosité parisienne.Toujours pour Casterman, dans la collection MOI MÉMOIRE ; une fausse autobiographie de Galilée, qui a obtenu le prix du livre historique pour la jeunesse (traduite en espagnol, portugais, grec et italien).
© Dessin, Meriem Wakrim, Maroc
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